Ceci est le début du livre, commencé le 11 mars 2021 et en cours de rédaction chapitre par chapitre.
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1. 1945-55 Premiers souvenirs d'enfant

Premiers souvenirs

Jeanne  ma mère en 1932
À la fin de la guerre, mes parents Jeanne et Roger habitaient le 14e arrondissement de Paris où je suis né en février 1945. 
 
«Ah ça madame, c'est un beau bébé!». La sage femme n'en revenait pas. Une petite femme fluette de 1,53 mètre qui avait un bébé de 9 livres... L'accouchement n'a pas du être simple mais la maternité du Bon Secours de la rue des Plantes était réputée. Je suis né à 12h20, et c'est peut-être pour ça que j'ai toujours bien aimé manger.
 
Nous nous sommes installés ensuite dans le 17e arrondissement dans un grand appartement où j'ai passé mon enfance et mon adolescence. Mon premier souvenir? C'est de voir ma mère en train de laver un petit bébé, mon frère Bruno, dans le lavabo de cet appartement. Il est né deux ans après moi.

L'appartement était situé 147 boulevard Malesherbes, avec de l'autre côté de la rue Viette le lycée Carnot où j'irai plus tard.

À l'époque, il y avait très peu de voiture en circulation et en stationnement le long des trottoirs. On pouvait jouer au Jokari rue Viette sans être dérangé. 

Allumeur de réverbère
Un soir d'hiver, j'ai vu un monsieur sur le boulevard Malesherbes avec une baguette magique. Il pointait une  longue perche qui a touché un réverbère. Et une flamme a jailli. Ma mère m'a dit que c'était un allumeur de réverbère. Il faisait partie des derniers à actionner ainsi les becs de gaz. Plus tard, la ville a installé des néons qui éclairaient un peu mieux: on arrivait presque à lire un journal si on se mettait juste en dessous. Aujourd'hui, je suis surpris d'avoir connu ça. C'est comme le monde que me décrivait ma mère avec les premières automobiles, l'arrivée de l'électricité et de l'eau potable au robinet.


Ma mère nous emmenait mon frère et moi au parc Monceau. C'est une merveille avec des fausses ruines, des petits lacs avec des petits ponts, une rotonde et des statues, de grands arbres et de vastes étendues de gazon. 

Assis sur des bancs ou des chaises en location, des vieux lançaient du pain à des pigeons très nombreux. Je courais après et ils fuyaient mais revenait vite pour picorer. Ma mère m'a expliqué que pour attraper un pigeon, il fallait lui mettre du sel sur la queue. Elle m'a montré une boîte de sel fin Cérébos avec la preuve, il y avait un garçon qui courait après un pigeon avec cette boîte. J'ai essayé et bien sûr je n'ai pas réussi. Tout le monde riait et je ne comprenais pas pourquoi. Plus tard j'ai eu quand même un sentiment de honte de m'être fait avoir. Pourquoi les parents racontent-il des bêtises pareilles aux enfants prêts à tout croire?

Le parc Monceau
Il y avait aussi des statues dont certaines étaient nues comme celle du Jeune faune du sculpteur Charpentier. Cette nudité intriguait mon frère cadet qui a demandé à ma mère "Pourquoi le monsieur il est tout nu? il va à la salle de bain?" Ces sculptures étaient utiles finalement. C'est là que j'ai commencé à comprendre qu'il y avait une différence entre les hommes et les femmes.

Ma mère nous emmenait faire ses courses avec mon frère dans une poussette, ce qui était commode pour porter les paquets. J'aime bien les baguettes parisiennes croustillantes. On allait chez Sablonnière. De chaque côté de la porte d'entrée, il y avait des émaux qui représentaient des scènettes champêtres.

Ces devantures sont maintenant protégées
J'étais en admiration devant le réalisme et les couleurs de ces paysans dans les champs de blé, des moissonneurs et des glaneuses. Que sont devenues ces plaques des devantures d'autrefois?

Depuis le trottoir, on apercevait le sous-sol à travers les grilles d'aération. On était attiré par l'odeur du pain chaud qui s'en exhalait et on sentait la chaleur du four à bois. On y voyait un monsieur au crâne dégarni avec quelques cheveux blancs, torse nu avec beaucoup de longs poils sur la poitrine. Il était courbé devant son pétrin et plongeaient ses bras dans la pâte qu'il soulevait, retournait, pétrissait avec force. De nombreuses gouttes de sueur tombaient de son front dans ce qui allait devenir du pain. La Bible avait raison: "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front". 

Sablonnière était réputée comme la meilleure boulangerie du quartier. Adulte, j'ai connu une vieille fermière qui fabriquait du fromage de chèvre  très recherché. "C'est grâce à mon secret". Un jour elle a fini par le livrer : elle mettait quelques gouttes de pipi de chèvre dans le lait avant sa fermentation.

Pour le lait, nous allions à la Laiterie Parisienne. Dans des grands bacs en aluminium qui étaient peut-être réfrigérés, la vendeuse plongeait une louche cylindrique pour prélever un demi-litre de lait cru, d'un blanc légèrement ivoire. Le lait écrémé, ça n'existait pas. Puis elle le mettait lentement dans un pot en aluminium cabossé qu'on apportait soigneusement lavé. Quand on m'a lu plus tard la fable de La Fontaine sur Pérette et son pot au lait, je savais de quoi on parlait. 

Les premiers frigos étaient hors de prix et il fallait acheter du lait tous les jours. Il fallait faire bouillir le lait pour le stériliser et bien souvent il débordait. Par-dessus le lait bouilli surnageait une peau qui était de la crème. Tous les jours de la semaine ma mère recueillait cette crème fraîche et le dimanche, elle en faisait un gâteau qui ressemblait un peu au quatre-quart. Tous les dimanches, toujours le même.

Tous les ans, ma mère achetait l'agenda de La Laiterie Parisienne. Elle n'y notait pas ses rendez-vous mais toutes ses dépenses du jour. Il fallait tout calculer avec le peu d'argent que mon père lui laissait. Cela a duré des décennies et mon frère les a pris après son décès en disant que c'était précieux pour faire une étude sur les habitudes de vie et l'inflation. Il avait raison mais ces agendas ont disparu et rien n'est jamais sorti.

Marchande des quatre-saisons rue de Lévis

Plus loin vers le quartier plus populaire, la rue de Lévis avait vraiment beaucoup de magasins. C'est une longue rue commerçante toujours très prisée aujourd'hui. J'aimais ces marchandes des quatre-saisons qui avaient des petites charrettes. Selon les saisons, elles vendaient des légumes frais et des fruits qui étaient parfois tachés ou difformes, mais qui avait du goût. Aujourd'hui, tout est normé, normalisé, calibré, emballé. On ne trouve plus de très grosses pommes de terre ou des concombres tordus. Elles avaient des voix de stentor pour alpaguer le chaland. "Hé toi mon garçon! Vient donc goûter une cerise". On entendait leurs cris ou leurs ritournelles chantées tout au long de la rue "Allez! Il est beau il est bon mon melon". Tous ces commerçants me faisaient parfois un petit cadeau à mon frère et moi, une tranche de saucisson, un bonbon, un fruit. Mais où est-ce qu'elles se fournissaient ? Je les voyais parfois à la fin du marché ranger les marchandises qui restaient et tirer difficilement leur charrette à bras. Et où rangeaient-elles ces charrettes encombrantes la nuit? .

Les temps étaient durs. Les tickets de rationnement existaient encore en 1949. Un jour mon père a ramené une oie de je ne sais où. En attendant de la manger, elle vivait en gloussant dans notre baignoire. On s'y était attaché et finalement, elle est morte de vieillesse. Ou de malnutrition. Il fallait la nourrir ce qui était difficile en ville. Pour corriger les carences en vitamine des enfants, on nous donnait de l'huile de foie de morue. Quelle  puanteur et quelle horreur ce goût amer... Est-ce pour cela que je n'ai jamais vraiment aimé le poisson?

Le poisson. C'était bon marché et plutôt pour les pauvres. Les poissonniers les présentaient sur de la glace pillée. Ils achetaient de gros pains de glace aux Glacières de l'Union. C'était des carrioles qui livraient ces pains dans tout Paris. Elles étaient tirées par des chevaux avec des œillères qui laissaient leurs crottins un peu partout sur la chaussée. Les cochers devaient s'arrêter pour les ramasser. Plus tard, gros progrès: les chevaux avaient un sac à la croupe pour éviter ces désagréments. On leur attachait aussi un sac sur la tête pour qu'ils puissent manger leur avoine. Quant aux poissonniers, leur réfrigération à glaçons ne suffisait pas toujours et je me souviens d'une raie... Mon dieu ! J'ai découvert l’ammoniac.

Il y avait aussi des magasins avec une grande tête de cheval dorée qui sortait de la façade. Des boucheries chevalines. Elles ont pratiquement disparues. Dans les boucheries, des gros morceaux de viande, des quartiers entiers de bête pendaient accrochés à l'air libre à température ambiante. 

Bouchers en tenue traditionnelle. La viande pendait à l'air libre. Les livraisons se faisaient à tricycle.

Dans les vitrines au bord du trottoir, des tranches de bifteck ou des côtelettes d'agneaux étaient présentées dans des plats rectangulaires, exposés aux poussières de la rue. Bien plus tard, j'ai vu des touristes américains être très choqués par notre manque d'hygiène. Ça devait être pour eux le même sentiment que moi quand j'ai vu la viande en plein soleil, couverte de mouches en Afrique sur l'étal des boutiquiers.
Il est vrai que la civilisation hygiéniste des Américains nous a quasiment imposé les emballages dont le monde ne sait plus quoi faire. Fini le pot à lait, le fil à couper le beurre et la bouteille consignée du vin Gévéor.

Tous les bouchers portaient une tenue traditionnelle depuis 1858: une veste à carreaux pied-de-poule bleu clair et un long tablier blanc à une seule bretelle par-dessus. Plus tard, j'ai aimé fréquenter de nuit ce grand bordel organisé qu'étaient les Halles de Paris. Dans ce gigantesque mélange des professions, on savait reconnaître le métier des gens par leur tenue. Encore une tradition perdue.

"La crémerie Delcourt" et sa femme-tronc m'intriguaient beaucoup. C'était le temps des commerces transmis de père en fils. On voyait sur la devanture des inscriptions du genre "Maison fondée en 1897". C'était une fierté fa
miliale et il fallait conserver la réputation du nom et la confiance des clients. On peut toujours voir sur une teinturerie de luxe du boulevard Haussmann ce nom: "Parfait élève de Pouyanne - Maison fondée en 1903". "La Société SNC Lidl propriété de la holding allemande Schwartz", cela n'a pas le même charme. Et le turnover! On passe devant une boutique de cigarettes électroniques et six mois plus tard, c'est devenu un shawarma.

Donc, la grosse madame Delcourt trônait assise derrière son comptoir en bois qui cachait le bas de son corps. Elle puisait de l'argent dans le tiroir d'une caisse enregistreuse qui faisait ding à chaque fois qu'elle l'ouvrait. Elle avait fière allure, légèrement hautaine avec les clients, consciente sûrement de l'importance de sa position dans une vieille maison honorable. Un châle noir en tricot à résilles recouvrait ses larges épaules et cachait sa poitrine opulente qui m’impressionnait. Je me demandais comment elle faisait pour dormir avec ça. Ses cheveux tirés en arrière et retenus par un chignon lui donnait un air sévère qui me rappelait Madame Pocq ma redoutée maîtresse d'école. J'avais du mal à détacher mon regard de sa grosse verrue sur le nez. Elle ne bougeait pas. C'est son mari qui s'agitait par exemple pour aller vers la grosse motte de beurre et en couper lentement un morceau avec un fil en fer. Les plaquettes de beurre préemballé sont venues bien plus tard.

Sur le comptoir de Madame Delcourt trônait un bocal en verre avec des œufs. Chez le pharmacien, il y avait aussi de grands bocaux. Il y en avait un qui me faisait peur avec un serpent dans un liquide jaunâtre. Ici, il y avait dedans une truffe qui parfumait les œufs. Ils coûtaient beaucoup plus cher et je n'y ai jamais goûté. 

Ce que l'on voit
Les œufs... en ce temps là, il y avait une "boite à mirer", soit disant pour vérifier leur fraîcheur. Une boîte en fer blanc avec un trou rond qui laissait voir une ampoule. Son mari l'allumait et il prenait chaque œuf précautionneusement pour le regarder par transparence avant de le mettre dans un sac. Il examinait quoi? Mystère. J'aurais bien voulu voir pour savoir. S'il y avait déjà un poussin peut-être? J'étais curieux. J'en ai regardé un à la lumière de l'ampoule qui pendait au bout d'un fil à la cuisine, mais je n'ai rien vu.

Pour en avoir le cœur net, j'ai fait une expérience. Un jour, j'ai pris un œuf dans la cuisine. Je l'ai mis soigneusement dans le bas de mon armoire avec des couvertures pour qu'il ait bien chaud. Je l'avais mis à couver. Je le regardais régulièrement pour voir l'éclosion du bébé. Pour voir ? On a senti plutôt, le jour où ma mère a voulu remettre les couvertures à leur place et que le futur poussin a roulé sur le parquet. Il s'est cassé répandant une horrible odeur d'hydrogène sulfuré. C'était le début de mes expériences naturalistes, de la fabrication maison d'une couveuse artificielle et de mes découvertes chimiques. Mes débuts de savant ont été finalisés par la démonstration d'un échauffement des fesses grâce à l'activation de la main droite du papa.

Le futur savant ne comprenais rien à propos des water. "Tire la chevillette et la bobinette cherra" me disait ma mère en riant quand je siégeait en équilibre instable sur le trône trop grand pour mes petites jambes. Je n'ai jamais bien compris ce qu'elle voulait dire par-là. Quel rapport avec le grand méchant loup? C'est quoi ce cherra? La bobinette? Il y avait un réservoir en fonte très haut avec un long tuyau et une chaîne pendait avec au bout une bobinette en porcelaine blanche. Il fallait tirer sur la bobinette et un niagara chassait le caca dans un endroit inconnu qui me faisait un peu peur. J'avais peur de tomber et d'être aspiré. Et d'où venait cette force de l'eau?  

C'était le temps béni sans télévision où on lisait des journaux. France-Soir tirait à 1 million d'exemplaires chaque jour. Une fois lu, ils servaient à envelopper les légumes... et à s'essuyer les fesses qui gardaient des traces noires de l'encre au plomb.

Quand j'ai su lire un peu, je ne comprenais pas ce que racontait ce réservoir là-haut. Il était écrit en gros et en relief "Breveté SGDG". Sans Garantie Du Gouvernement. Si c'est du matériel qui n'est pas garanti, alors pourquoi l'écrire si gros et s'en vanter? Et que venait faire le gouvernement dans cette histoire de caca? Interrogé, mon père m'a répondu que oui oui, il y a bien un rapport entre la situation politique dans laquelle on était et le gouvernement. Je comprenais de moins en moins.

La vie d'un enfant est peuplée par des questions sur le monde mystérieux des adultes qui l'entoure. Quand j'ai constaté 70 ans plus tard qu'avec le confinement du Covid 19 les gens se sont précipités pour accumuler des rouleaux de papier toilette, j'ai enfin compris ce qu'était le progrès. 

La rue de Levis aujourd'hui

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