Vivre à Paris, c'est vivre avec la rue.
Je la découvrais quand je partais en courses avec ma mère, ou que j'observais depuis ma fenêtre. Il n'y avait pas de clocher d'église. L'horloge, c'était celle du Lycée Carnot qui rythmait ma vie. J'entendais la sonnerie et les élèves crier, jouer dans la rue à la porte du Lycée. La rue avait une odeur l'hiver. Celle des fumées de bois venant des cheminées. Se chauffer était difficile. Je me souviens que dans notre appartement bourgeois, il n'y avait qu'un poêle dans l'entrée. On mettait mon pot à côté pour que je n'ai pas froid. Plus tard, la propriétaire a fait installer le chauffage central.
Chariot électrique à plateau |
Les artisans parcouraient les rues avec chacun leur appel particulier. Le vitrier portait sur son dos un grand cadre en bois avec toutes sortes de vitres. J'avais peur qu'il tombe. Le rémouleur poussait une charrette avec une roue en pierre à affuter. On lui apportait des couteaux de cuisine et il faisait des étincelles avec les lames. J'étais fasciné. Presque tous les matins, un brocanteur passait lentement avec sa grande voiture découverte très ancienne. Il avait comme signal un klaxon archaïque. Ça donnait: "ReuuhReuhhh - C'est l'ANtiKèèèèèèr !".
On sortait de la guerre. Il y avait des petites guérites où l'on vendait des billets de loterie en faveur des Gueules Cassées, ces grands blessés de guerre que la chirurgie essayait de raccommoder.
Et puis, pour les bas des femmes en nylon qui se déchiraient tout le temps, il y avait les guérites des remailleuses de bas. Elles travaillaient avec une aiguille et un œuf en bakélite. Pourquoi avec cet œuf? c'est toujours un mystère pour moi. Les bas, c'était pour cacher les jambes trop blafardes. Quelques femmes avaient gardé les habitudes de la guerre. Elles passaient leurs jambes au brou de noix.
La rue de Paris en 1965 (document Ina - 24 mn)
La
rue, c'était aussi le lieu d'expression de la misère. Il y avait des
mendiants bien sûr, surtout à la sortie des messes. Des hommes et des
femmes chantaient dans la rue, comme la môme Piaf qui y a débuté sa
carrière. Ma mère enveloppait une pièce dans un morceau de papier
journal et la jetait. Le papier, c'est pour que la pièce ne roule pas et
qu'on la trouve facilement. Il n'y avait qu'un simple bouton électrique
pour ouvrir la porte de l'immeuble et malgré la concierge, il arrivait
que des chanteurs parviennent jusque dans la cour où leur voix prenait
plus d'ampleur. Un jour, j'ai entendu quelqu'un qui parlait fort dans
l'escalier. J'ai entrouvert la porte d'entrée. Un homme avec une barbe
de trois jours m'a dit: "J'ai faim ! J'ai faim." Ma mère lui a préparé
un sandwich et il est reparti reconnaissant en le mordant goulument. On
rencontrait aussi dans la rue des clochards qui faisaient la manche. On
voyait des journaux qui dépassaient de leur blouson élimé ou de leur
pantalon. Ma mère m'a expliqué que c'était pour avoir moins froid.
Pour gagner quelques sous, ils pouvaient devenir hommes-sandwich. Payés chichement, ils se baladaient nonchalamment avec une pancarte suspendue aux épaules devant et derrière vantant les mérites d'un magasin ou d'un produit.
Ce camelot vendait des extracteurs de jus |
J'ai vu plusieurs fois Le Père La Souris
qui était très connu. Il faisait courir un jouet, une petite souris sur
lui, sans fil, sans rien de visible. Dans la foule près de lui, j'avais
beau bien regarder, je n'ai jamais compris. Il en vendait beaucoup mais
jamais personne n'a réussi à faire comme lui.
La rue est un élément vital de la vie sociale de Paris. Pour les lycéen, les terrasses de café étaient un lieu de discussion, de spectacle, de drague et de plaisanterie. Un jour, un copain avait apporté un billet de 500 F et de la colle. Il a collé ce billet sur le trottoir juste devant notre table. Et les gens voyant ce billet essayaient de le ramasser sans succès. Devant nos rires, leurs réactions étaient très diverses allant de la honte à la colère.
Puis les voitures ont envahi les rues, chassant tout le monde, créant des encombrements gigantesques avec leurs inutiles concerts de klaxon. Les accidents devinrent presque quotidien au carrefour à côté de chez moi. On installa les premiers feux rouges. Trouver une place de stationnement devint une galère.Plus tard après 68, au quartier latin où j'habitais quand j'étais étudiant, il y a eu les défilés des Haré Krishna, des baba-cools pseudo Hindous avec leurs petites clochettes stridentes pour recruter des adeptes, puis les "Ta-pa 100 balles?" des jeunes désœuvrés, les monômes de défoulement après le bac... Un livre il faudrait pour tout décrire. J'arrête l'évocation de ce monde perdu qui m'a fait aimer Paris.
Quand
Jérôme mon fils a eu sept ans, je l'ai emmené un soir dans le quartier
Latin pour lui faire découvrir ce spectacle. Après une ballade
commentée, on s'est assis près de la fontaine Saint-Michel.
Je lui ai dit: "Observe et attends, tu verras, la rue va venir à nous".
Et des gens très différents nous ont accosté pour nous parler. L'un
d'entre eux était un jeune qui faisait son service militaire. Il était
en permission et passablement éméché. Il se saoulait car il a découvert
que sa copine s'était mise en couple avec son meilleur ami. Ça lui
faisait du bien de nous raconter ses malheurs. La vie. Les brèves de
comptoir qui débordaient sur le trottoir.
Maintenant,
les bandes de jeunes s'entretuent pour garder la propriété de "leurs"
trottoirs et faire leur business de shit. Mais pas à Paris. Là, c'est le
domaine des gilets jaunes et de la CGT.
Aujourd'hui,
la vie d'avant c'est fini. Je suis retourné dans mon quartier de
l'Odéon en 2020 et je n'ai rien reconnu. Au marché de la rue de Buci,
plus un seul commerce de bouche. Tous remplacés par des restaurants de
divers pays. Seul le Monoprix est resté. Le Marché St Germain a été
rénové, mais tout est hors de prix. Des touristes s'y promènent et
voient d'autres touristes. Et quelques bobos chics en vêtements
décontractés signés Armani.
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