L'école communale
L'apprentissage du cilice
Photo Roger-Viollet |
Mon
univers a changé vers 1950 avec l'arrivée dans l'école communale de la
rue Ampère. Il n'y avait pas de crèche et pas encore de maternelle
partout. Je n'allais plus vivre seul avec mon turbulent petit frère
Bruno le casse-cou mais j'allais être confronté aux autres dans un rude apprentissage de la vie sociale. Avec le recul, cette période m'évoque le cilice, cette chemise en crin rugueux que les moines portaient pour apprendre à supporter la douleur et se mortifier.
L'ancienne porte d'entrée que l'on voit ici avec un drapeau a été murée. Maintenant on entre par une cour sur le côté gauche. Cette porte étroite conduisait au grand préau de l'école par un très long couloir carrelé. Il résonnait du claquement des talons des mamans. La directrice était toujours présente à l'entrée du préau pour l'arrivée ou le départ des enfants.
L'école communale et sa porte murée |
J'aimais bien Monsieur Brogniart et sa grosse moustache. Elle était roussie par la nicotine des cigarettes qu'il avait constamment aux lèvres même éteintes. Des Boyard Papier-maïs. Il faisait collection des figurines en plastique que l'on trouvait dans les paquets de café Mokarex. Il nous en apportait de temps en temps soigneusement peintes. Des élèves lui en apportaient des toutes neuves.
Nous
étions placés par deux à un bureau en bois avec un pupitre soulevable
et un encrier en porcelaine blanche. Sur son bureau placé sur une
estrade devant le tableau noir, on le voyait de temps en temps saisir un
bâton noir, et le touiller dans de l'eau. Il fabriquait de
l'encre qui lui tachait les doigts et on l'entendait marmonner des
jurons. Puis il la versait dans chacun des encriers et c'était à notre
tour de nous en mettre plein les doigts.
On
commençait à apprendre l'alphabet, à lire et à écrire. On avait un
cahier à lignes sur lequel on s'appliquait à écrire avec notre plume
Sergent-Major. On trempait le stylo plume dans l'encrier et on essayait
de reproduire les lettres avec des pleins et des déliés en appuyant plus
ou moins fort. C'était beau, et cela demandait beaucoup d'application
pour contrôler ses doigts. On apprenait à écrire et à calligraphier. La calligraphie, une discipline oubliée.
Nos meilleurs amis était le tablier, le buvard
et la gomme à encre. Si la plume était trop chargée en encre, une tache
tombait sur notre travail. Il fallait alors pomper l'encre avec un
buvard en n'appuyant pas trop pour ne pas étaler l'encre. Attendre que
le papier sèche. Puis gommer les dégâts avec une gomme du côté bleu. Il
fallait la manier avec précaution si on ne voulait pas déchirer le
papier. Tout un cérémonial. Et la plupart du temps, nous avions de
l'encre sur les doigts et sur le tablier.
Fatiguée de laver, ma mère a acheté un des premiers stylo Bic. Pas très au point, il fuyait et tachait tout autant que la plume Sergent Major. En plus, ma mère s'est fait réprimander par la directrice car le BIC était interdit. On ne pouvait pas faire les précieux pleins et déliés.
On
nous changeait de temps en temps de place, et après qu'on se soit
aperçu que je voyais mal au tableau, on m'a placé au premier rang à côté
d'un garçon coiffé en brosse. Il était un peu plus âgé que moi. On
disait plus grand à l'époque; il devait bien avoir huit ans. Il
m'intriguait, parce qu'il avait sa main droite constamment sous le
bureau et son bras était constamment agité. Un jour, j'ai fini par faire
semblant de me toucher une chaussure sous le pupitre. Et j'ai vu qu'il
avait son petit sexe sorti de sa culotte, tout droit avec un bout rouge
et qu'il agitait ses doigts dans un va-et-vient continu. Je n'ai rien
compris à l'époque de ce qu'il faisait, mais j'étais étonné qu'il le
fasse toute la journée. Un jour, le grand a disparu.
Donc, je ne voyais pas bien. Toujours à court d'argent, ma mère m'a emmené avec un bus à plate-forme pour consulter un oculiste dans un dispensaire du côté des Batignolles. Après une longue attente, je rentre enfin dans le cabinet où une femme assez forte en blouse blanche nous attendait. C'était ma première consultation avec un médecin à l'extérieur. D'habitude, les médecins venaient à la maison.
Elle examina mes yeux, puis avec des lunettes spéciales, elle mettait des verres correcteurs. Elle me demanda de lire des lettres sur un grand carton au mur. Assez vite, je n'arrivais plus à lire. Elle changeait les verres. Cela devenait plus ou moins brouillé. Je n'arrivais pas à lire les lettres. "Mais mon petit tu ne connais pas ton alphabet ?". Elle essaya encore une combinaison de verre et commençait à s'énerver. "Allez! Fait un effort. Fait plaisir à maman. C'est quelle lettre ça? - Un D? - Mais non!". Nous repartîmes avec une ordonnance, mais ma mère s'est bien rendu compte que ça n'allait pas.
De
cette première expérience médicale, j'ai gardé une certaine méfiance
des médecins. Je raconterai plus tard comment les erreurs de diagnostic,
les incompétences, les opérations ratées, les effets secondaires de
médicaments ont pourri ma vie. Certes, il y a des bons médecins. Mais
d'autres ne sont pas inquiétés pour leur incompétence car nous n'avons
aucun moyen de juger de leurs connaissances. C'est comme un garagiste :
on est obligé de le croire. Maintenant qu'il y a Internet, j'ai souvent
réussi à faire un auto diagnostic juste alors qu'un médecin n'arrivait
pas à trouver. Oui, c'est bien l'Alfuzozine qui m'a provoqué des œdèmes
angioneurotiques. En donnant jusqu'à 11 médicaments quotidiens à ma
mère, un docteur de Nanterre a réussi à la conduire à l'hôpital avec un
début de folie. Ils ont tout arrêté sauf un et ma mère est redevenue
normale.
Bruno le casse-cou et moi |
Par
exemple, nous avions tous un plumier ou une trousse dans notre
cartable. On y rangeait le stylo à plume, les crayons de couleur, la
gomme, etc. C'était un peu notre fierté qu'on se montrait à l'époque. Un
de mes camarades avaient deux superbes règles en plastique jaune fluo
et bleu vif toutes neuves. Moi aucune. J'avais des gâteaux pour mon
quatre heures. Il me dit : "Tu me donnes tes gâteaux et je te donne une
règle". Si tôt dit sitôt fait. Le lendemain, la mère du petit en a parlé
à la mienne. Elle lui dit que j'avais volé une règle de son fils et m'a
obligé à la rendre, indifférente à mes explications. Lui, silencieux,
faisait l'innocent. Il ne m'a pas rendu mes gâteaux... J'ai ressenti un
grand sentiment d'injustice avec ce mensonge et cette spoliation.
Pour notre santé, on nous faisait faire de la gymnastique. C'était dans la grande cour ou dans le préau. Dans le préau, il y avait des perches en bois de 5 m accrochées au plafond. C'était vraiment difficile d'arriver à saisir correctement le bois lisse et légèrement glissant, à entourer la perche avec ses jambes et par un mouvement coordonné des membres, d'arriver à grimper doucement jusqu'aux 5 mètres. Tomber de si haut, cela faisait peur. J'étais crispé tout en haut de la perche, quand tout d'un coup j'ai senti comme une immense chaleur et un plaisir intense m'envahir. Il a duré une éternité pour moi. Le prof de gym me demanda plusieurs fois de descendre. Il ne comprenait pas pourquoi j'étais coincé là-haut avec le regard lointain. Mes jambes étaient crispées sur la perche pour ne pas glisser, comprimant mon sexe. Et ce fut mon premier orgasme. Quelques semaines plus tard, j'ai vu un de mes camarades rester coincé là-haut lui aussi, la bouche ouverte et les yeux fixes. J'ai compris que je n'étais pas le seul à connaître ce phénomène étrange.
L'école des châtiments
Il n'y a pas que les médecins qui bénéficiaient de l'impunité. Les instituteurs aussi. Les sévices corporels ou psychologiques étaient courants. Aujourd'hui, on les appelle des "professeurs des écoles". Autrefois c'était des maîtres. Et nous des esclaves.
Un
élève qui se retournait pour parler à un copain, et hop, c'était une
tape derrière la tête. Un enfant qui courait dans un couloir et qui
bousculait une maîtresse, et hop c'était une baffe. On avait la main
leste en ce temps. Les coups de règle sur les doigts, les oreilles tirées ou tordues étaient habituelles. La mise au piquet, au coin ou le bonnet d'âne aussi. Cependant,
même à mon âge, j'ai remarqué que certains garçons avaient un
comportement vraiment bizarre et anormal, colérique ou violent. Il y en
avait beaucoup dans les petites classes et de moins en moins vers les
grandes classes.
Et hop ! Une taloche |
Mon frère a passé un an dans la classe de ce prof. Un jour, Bruno est revenu avec une marque rouge et gonflée sur sa joue gauche. Même moi, je devinais la violence de la giffle aux boursouflures en forme de doigts. Ma mère est allée voir son prof et j'étais là. Il était furieux. "Madame, je connais beaucoup de monde. Si vous faites des histoires, croyez-moi, votre fils aura des problèmes durant toute sa scolarité. Je m'y emploierais".
Madame Pocq, la femme sévère au chignon nous terrorisait aussi. Un jour, elle ne trouva plus son porte-monnaie. Elle avait laissé son sac sur le bureau pendant la récré. Personne ne répondit à sa demande de dénonciation. Elle sorti de son armoire un sac noir en tissu. Elle nous annonça que chacun d'entre nous allait passer devant le bureau pour mettre sa main dans le sac et que le voleur allait en sortir une main toute noire qui restera noire longtemps. Et nous défilâmes, l'angoisse au cœur. Mon tour arriva. La peur au ventre, j'enfilais ma main car même si je n'avais rien fait, est-ce que le sac n'allait pas se tromper? Aucune main noire. Elle refouilla sa sac et retrouva finalement son porte-monnaie au milieu du fouillis.
Cette école me traumatisait. Un jour, nous avons eu droit à une visite médicale. Totalement bidon: on nous auscultait à peine. On nous a emmené dans une classe de grandes filles. Je ne savait même pas qu'il y en avait. En effet, en ce temps, l'école n'était pas mixte. Chacun son tour on entrait torse nu. Le médecin trônait à la place de la maîtresse sur l'estrade. Il me fit monter et m'interrogea devant toutes ces grandes. C'était très intimidant. Il posait des questions anodines du type est-ce que tu tousses? Il me demanda "Es-tu souvent malade?" Je lui répondis avec sincérité: "Oui, tous les matins avant de partir à l'école". Toutes les filles se mirent à rire et j'étais très vexé. Oui, j'étais angoissé à l'idée de passer encore une journée dans cet univers qui nous broyait. Ça me rendait malade.
Aujourd'hui, les élèves tabassent les profs, les parents aussi. Est-ce que les enseignants avaient raison d'abuser autrefois de leur autorité? En tout cas, je constate une réelle dégradation des résultats scolaires dans la vie courante. Des cadres supérieurs tapent eux-même des courriels bourrés de fautes et il y en a aussi dans des journaux aussi sérieux que Le Monde. Des vendeurs utilisent des calculettes pour faire 14+12. On ne fait plus de dictées ni de calcul mental aujourd'hui? Autrefois, l'instituteur, le maire et le curé étaient les trois piliers de l'autorité reconnus. Tout cela a bien changé.
Autre
temps, autres mœurs. Je ne suis jamais allé manger à la cantine. Mais
il faut savoir que ce n'est qu'en 1956 que le Président du Conseil
Pierre Mendès-France a interdit de servir du vin rouge aux élèves de
moins de quatorze ans. Il a institué le verre de lait à 4 heures, et
j'aimais bien. Et l'apprentissage de la natation est devenu
obligatoire.
L'apprentissage de l'eau
La
piscine de La Jonquière où on nous emmenait pour apprendre à nager
était un autre monde. Ce monde, je le trouvais glauque. Et d'abord, le
bâtiment en briques rouges ressemblait à une prison.
Cette piscine a été détruite en 1975 remplacée par une autre |
Il fallait beaucoup marcher pour arriver rue de la Jonquière. Ce bâtiment devait être d'architecture moderne en son temps mais je voyait surtout son aspect fermé, presque sans fenêtre, anormal. Dès que l'on rentrait, on était saisi par l'odeur de chlore et la moiteur. Ensuite, il fallait monter dans les étages pour aller se changer dans une cabine. Elles étaient disposées le long de galeries avec rambarde qui plongeaient visuellement sur le bassin. L'odeur et la moiteur était à leur comble. L'air était presque visqueux. Le moindre choc, la moindre parole résonnait comme dans une église et prenait une ampleur inhabituelle.
Là,
on se retrouvait à deux élèves par cabine, au hasard pour se
déshabiller. Une épreuve pour la pudeur naturelle des enfants, surtout
pour enlever son slip mouillé dans cette promiscuité. Certains ont
trouvé l'astuce toute bête de se changer chacun son tour. Il arrivait
pour repartir que l'on attende des élèves toujours enfermés dans leur
cabine. Des fois le prof cognait à la porte plusieurs fois et leur
disait: "Mais nous sommes tous prêts à partir! Vous n'êtes pas encore
habillés? Qu'est-ce que vous foutez là-dedans?". Oui c'était peut-être
le mot juste.
Puis, il fallait passer sous la douche obligatoire. Et pour cela marcher pieds nus sur un carrelage humide et froid ce qui me dégoûtait un peu. Il fallait faire attention de ne pas glisser. La douche aussi était froide et il fallait faire un effort surhumain pour se lancer en dessous. Nous étions tout nus en slip et c'était bizarre de découvrir tout ces corps des copains, blancs, maigres, avec les côtes qui saillaient ou des petits bedons qui commençaient. Forcément, la curiosité entraînait nos regards vers la bosse du slip car l'eau de la douche moulait le sexe sous le tissu. Ce n'est pas pour rien qu'on a appelé plus tard ces maillots des moule-bite. Certains n'avaient aucun scrupule pour s'amuser à baisser et remonter rapidement leur slip pour montrer leurs attributs quand le prof de gym avait le dos tourné. Et quelques uns mettaient leurs deux mains devant pour cacher leur petite virgule.
Puis on entrait dans le grand hall du bassin. D'autres élèves d'autres classes y étaient déjà. On entendait leur prof parler fort. Des enfants poussaient des cris, des interjections. Toute cette réverbération, cette sonorité particulière de cathédrale, je l'ai encore dans mes oreilles. Un univers des sens exacerbés par le nez, les oreilles et les yeux. Oui, il fallait des fois mettre la tête sous l'eau et j'avais horreur de ça. Ça piquait un peu à cause de l'eau de Javel. Il fallait stériliser car des enfants urinaient souvent dans l'eau.
On rentrait dans l'eau presque froide avec nos planches en liège et on essayait d'avancer en battant des pieds. Et on faisait les gestes de la brasse debout dans l'eau avant de se lancer et de prendre "la tasse" d'où on sortait en se frottant les yeux et en crachant l'eau bue. Avec le froid, certains élèves étaient pris de tremblements convulsifs impressionnants.
Les "voleurs de sexe" au Sénégal en 2020... |
J'ai appris 60 ans plus tard au Sénégal que ce phénomène naturel provoqué par le froid ou le stress avait entraîné la mort d'hommes accusés de sorcellerie. Il est arrivé qu'un Sénégalais affolé crie que son sexe avait disparu et accuse le plus souvent un inconnu dont il avait serré la main. Et sans autre forme de procès, la foule poursuivait le "voleur de sexe", le tabassait ou le lynchait. (lire ici). Ça fait partie des mystères de l'Afrique que je raconte dans un autre livre...
Finalement, on m'a donné un diplôme car j'avais franchi 25 mètres en un temps normal. C'était une épreuve, mais je suis très content d'avoir fait cet effort imposé. Maintenant, je suis parfaitement à l'aise sous l'eau. Et j'ai découvert la plongée sous-marine bien plus tard dans un village de vacances en Guadeloupe. Quel monde vivant étrange et merveilleux. En apesanteur, on tournoie au milieu des poissons multicolores qui sont plus curieux de venir vous voir que de fuir apeurés.
La récré et les copains d'école
Les pissotières d'antan |
La cour de récréation était enclavée entre les immeubles en plein centre d'un îlot. En sortant du préau à droite, il y avait l'urinoir qu'on appelait les pissotières. C'était des ardoises noires avec en haut un tuyau à trous d'où coulait en permanence de l'eau pour laver l'urine. Malgré tout, cela sentait un peu. Beaucoup d'élèves se précipitaient pour aller pisser, après s'être retenu pendant des heures. En effet, les waters de l'école étaient rebutants. Je ne me souviens plus si c'était l'odeur, la saleté ou quoi. J'ai lu récemment que c'était toujours le cas. Beaucoup de jeunes enfants se retiennent. Malgré le semi cloisonnement entre chaque place, j'étais toujours gêné quand j'avais un voisin. Cela date du jour ou "un grand" venait faire semblant d'uriner pour essayer de voir le sexe des autres. Et puis, j'étais étonné qu'on laisse l'eau couler tout le temps même pendant les classes et qu'il n'y avait personne. Ma mère m'avait habitué aux économies et à éviter le gaspillage.
On jouait à tout et on avait des gadgets à la mode et des joujoux simples. Un jouer à la mode, c'était le kaléidoscope que l'on regardait faire des images magiques en le tournant. On en trouve encore aujourd'hui. Certains s'entraînaient avec un yo-yo ou un bilboquet. On apprenait à faire des scoubidous avec du fil électrique. Certains léchaient un Roudoudou qui rendait la langue râpeuse ou aspiraient la paille d'un Mistral-gagnant chanté par Renaud. C'était un sachet en papier contenant une poudre sucrée, parfumée et pétillante sur la langue. Parfaitement chimique.
Avec une craie, on traçait des limites au sol et il fallait jouer à lancer des trombones dans un carré. Celui qui gagnait prenait les attaches des autres et se constituaient de grandes chaînes avec. Et les billes? Ces foutus agates n'allaient jamais où on les lançaient. Les irrégularités du sol étaient imprévisibles.
Le jeu des osselets (vidéo) demandait beaucoup d'habileté de la main. (voir la vidéo). Il y en avait en plastique, en aluminium et les vrais. C'étaient de petits os de moutons. J'allais de boucher en boucher pour demander ces os. Ensuite, il fallait les faire bouillir longtemps pour que la chair restante se détache. Cela sentait très mauvais. Puis il fallait les polir et peindre le "père" en rouge. Beaucoup de travail. Mais j'étais fier d'avoir des vrais, faits par moi. Un jour, en reprenant mon manteau dans le couloir, ils n'étaient plus dans ma poche. Volés. Quelle déception.
Mon rêve |
Jojo
Jojo était devenu un de mes premiers amis. Les cheveux frisés, les yeux pétillants, il aimait rigoler et me faisait rire. On allait parfois chez lui rue Daubigny. Son père, pas très grand et malingre, ressemblait à Charlie Chaplin devenu vieux. Ils habitaient un hôtel particulier un peu décrépit avec une boutique d'antiquités. C'était en réalité une ancienne école de danse.
Il y avait une piste au rez-de-chaussée et deux étages de balcons qui permettaient d'observer la piste de haut. Pour les mamans des petits rats je suppose. C'était tarabiscoté et rococo à souhait. Le plus extraordinaire c'est que son père était antiquaire-brocanteur. Toutes ces galeries et le rez-de-chaussée étaient encombrés, surchargés d'objets hétéroclite qui attendaient des acheteurs.
Des vases, des groupes de statues à taille humaine, des machines étranges dont j'ignorais l'usage, des meubles bizarres, un monde merveilleux dans lequel Jojo et moi on aimait se balader, se cacher et s'extasier de découverte en découverte. Plus tard, j'ai appris un mot compliqué qui convenait : capharnaüm. Et le père de Jojo nous demandait régulièrement de descendre pour éviter qu'on casse quelque chose. Je me posais des questions sans réponse: comment son père arrivait-il à monter tout ça et comment s'y retrouvait-il?
Dans la cour de récré, on jouait tous les deux à l'auto-chauffeur qu'on avait inventé. Le chauffeur est derrière et guide la voiture avec les mains sur les épaules. Un coup on accélère, deux coups on freine. Une tape à droite on va à droite, une tape à gauche à gauche. Un jour, j'étais la voiture et Jojo le chauffeur. Il a mal conduit. Il n'a pas freiné et pour rire, je suis rentré dans le mur sans me rendre compte de l'importance du choc. Un incident qui m'a marqué pour la vie. J'avais les lèvres en sang. J'ai gardé la lèvre supérieure gonflée un certain temps mais là n'était pas le problème.
Ma dent cassée (Zaïre, 1987) |
La première conséquence est que je ne souriais jamais pour ne pas montrer cette dent. Et cela a des conséquences sociales. Et la deuxième est qu'après l'accident je ne pouvais plus racler les bâtons de chocolat du 4 heures. J'avais l'habitude de le faire et de creuser ainsi deux sillons dans le premier carré. Les gosses...
Mes oncles en 1er communiant |
J'ai fait ma première communion et j'étais très fier. J'étais bien habillé avec des chaussures neuves et un brassard sur le bras gauche. Mon oncle Georges devenu mon parrain m'avait offert une belle montre Baume & Mercier. Vous pensez ! Elle avançait ou reculait seulement d'environ deux minutes par jour !
Je suis allé voir Jojo ainsi équipé et tout joyeux. Quelle douche froide! Il avait le visage fermé et m'a dit: "T'es catholique? Catholique, c'est pas une religion. Vous êtes des idolâtres. Dans vos églises, vous adorez des statues. Vous leur mettez des fleurs pour les adorer." J'étais perdu et effondré. Son père renchérissait avec des propos proches de l'insulte. Jojo s’appelait Joseph David. Il était juif. Je n'avais jamais fait attention à ces problèmes de religion ni aux caractéristiques des noms. Je découvrais que tout le monde n'était pas comme moi et le racisme en même temps. J'étais mortifié. J'ai perdu un ami. Nous ne nous sommes plus jamais revus.
Michel Cicurel
Comment a-t-on fait connaissance ? Je ne me souviens plus. C'était assez tard pendant la scolarité du primaire. Il était bon en classe et sympathique. Très sérieux aussi; il souriait rarement. Je trouvais qu'il avait une figure bizarre avec un grand menton en galoche. Des fois, on travaillait ensemble chez lui. Il habitait un petit appartement juste à côté de l'école rue Ampère. C'est pour ça que j'y allais souvent.
Sa mère bien enrobée était charmante. Le genre qu'on a envie d'entourer de ses bras. Elle arrivait souvent avec des gâteaux sur une assiette. "Patrick est-ce que tu aimes les loukoums?". Moi je connaissais pas du tout ces gâteaux orientaux très sucrés. Elle couvait son garçon comme toutes les mamans juives. Elle disait de Michel : "Plus tard il sera banquier." - "Oui, c'est vrai, c'est ce que je veux faire" disait Michel qui avait huit ans. Il est parti ensuite dans un autre quartier.
Banquier programmé depuis l'enfance ! Incroyable pour moi. C'est bien plus tard que j'ai découvert ses origines juives et son parcours hors pair. Il était le neveu de Pierre Mendès-France et venait d'une famille égyptienne fondatrice des magasins Cicurel au Caire. Il a fait l'ENA et il est devenu haut fonctionnaire puis banquier. Il a travaillé chez Rothschild et il est devenu un expert reconnu de la finance mondiale. Née bien plus tard, sa demi-sœur aussi est devenue une avocate célèbre et une des dirigeantes de La République en Marche.
Simon Haguenauer
Le père de Simon Haguenauer tenait un grand magasin Bouchara rue de Lévis. Il vendait des tissus haut-de-gamme qui venaient des usines textiles du Nord. Toutes ces usines florissantes à l'époque sont tombées en décrépitude.
Garçon sage et tranquille aux cheveux tirant sur le roux, il m'avait abordé et on discutait souvent à la récréation. Un jour, devant un groupe d'élèves, il me demanda: "Est-ce que tu es israélite?". Mon Dieu ! C'est quoi ça? Les autres élèves se déchaînèrent et je ne comprenais rien.— Les Youpins, c'est des escrocs, des cupides, des ennemis de la France.
— C'est à cause de vous qu'on a subi la guerre, dit un autre
— Mais non, c'est faux, tentait de répondre Simon désarçonné
— Mais Patrick, t'es catholique ! Tu vas au catéchisme avec nous.
— C'est pas parce qu'on suit le catéchisme qu'on n'est pas juif, rétorqua un autre
J'ai eu du mal à retrouver le mot avant de poser la question à ma mère. "Maman, est-ce qu'on est israélites?" Ma mère posa son tricot et me regarda. "Mais non mon chéri! Tu sais bien que nous sommes catholiques". Mon père me raconta qu'à Valenciennes, des élèves les appelaient lui et ses frères "Les juifs anoblis". Ah oui. Dans Demeyer, il y avait De, particule, et Meyer un patronyme juif. Mais "Demeyer" est d'origine flamande. Mes grand-parents étaient belges. J'ai fait récemment des recherches généalogiques et j'ai pu remonter mes origines assez loin grâce à des microfiches de registres paroissiaux de Sint Niklaas (Saint Nicolas), en Flandre Orientale. Nous sommes donc catholiques depuis au moins 1532. Nous ne sommes pas nobles non plus.
Cependant, j'ai constaté une chose. Mes amis étaient souvent juifs, et ce n'était pas un hasard. Et cela a continué au Lycée. Il y avait une sorte de cooptation, la constitution d'un groupe à part, d'un début "d'entre-soi" discret. C'est ainsi que les juifs ensuite s'entraident, se poussent, s'unissent silencieusement pour avancer. Il est des professions où on les retrouvent de manière préférentielle. Dans la médecine, le spectacle, la télévision, la justice, et d'autres. Plus tard, un de mes médecins au nom juif m'envoyait uniquement vers d'autres spécialistes juifs et m'a recommandé son dentiste juif. Je ne porte ici aucun jugement. Je constate. Était-ce parce qu'il a découvert que je n'étais pas juif que Jojo s'est montré aussi acerbe?
Régis Coudray
Lui n'était pas juif et il est devenu "mon ami d'enfance" jusqu'à sa disparition récente. Le crabe du fumeur l'a emporté peu de temps après son départ en retraite en Bretagne.
Lui et sa famille venaient de rentrer d'Indochine où son père était notaire. Ils s'étaient installés dans un appartement du boulevard Malesherbes non loin du mien. Il est arrivé en cours de dernière année de communale et m'a suivi en 6e au lycée. Il était bien Français, mais il y avait une sorte de mimétisme asiatique. Je trouvais qu'il avait le teint un peu jaune et les yeux légèrement bridés. Ces particularités se sont gommées avec le temps. Timide et réservé lui aussi, nous nous sommes épaulé toute la vie et il m'a rendu souvent de grands services.
Lire le chapitre suivant : le lycée Carnot et ses profs cinglés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire